DIX
— Comment elle va ? Kiyoka a haussé les épaules. Elle a tiré la couverture isolante jusqu’au menton de Sylvie et a essuyé la sueur qui coulait sur le front de la pilote.
— Difficile à dire. Elle a une sacrée fièvre, mais ce n’est pas exceptionnel après un coup pareil. C’est surtout ça qui m’inquiète.
Un signe du pouce vers les moniteurs médicaux derrière la couchette. Un affichage holo en spirale de données au-dessus d’une des unités, constellé de couleurs et de mouvements violents. Reconnaissable dans un coin, une carte grossière de l’activité cérébrale humaine.
— C’est le logiciel de commandement ?
— Ouais. (Kiyoka a mis le doigt dans l’affichage. Pourpre, orange et gris vif ont tourné autour de son doigt.) C’est le couple principal entre le cerveau et le réseau de commande. C’est aussi l’endroit où se trouve le système de découplage d’urgence.
J’ai regardé l’enchevêtrement multicolore.
— Beaucoup d’activité.
— Oui. Beaucoup trop. Après un run, presque toute cette zone devrait être bleue ou noire. Le système injecte un analgésique pour réduire le gonflement des chemins nerveux et le couplage tombe presque entièrement pendant un moment. En temps ordinaire, elle dort. Mais ça… (Elle a encore haussé les épaules.) Je n’ai jamais rien vu de pareil.
Je me suis assis au bord du lit et j’ai regardé le visage de Sylvie. Il faisait chaud dans le préfa, mais je sentais encore le froid de la rivière au fond de mes os.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Ki ?
Elle a secoué la tête.
— Je ne sais pas. Si je devais émettre une opinion, je dirais qu’on est tombés sur un antivirus qui connaissait déjà nos systèmes d’intrusion.
— Un logiciel vieux de trois siècles ? Arrête tes conneries.
— Je sais.
— On raconte que ces machins évoluent. (Lazlo se tenait à la porte, pâle, le bras bandé là où les karakuri l’avaient ouvert jusqu’à l’os. Derrière lui, l’après-midi de New Hok s’assombrissait déjà.) Qu’ils ont totalement échappé à leur programme. C’est pour ça qu’on est ici, tu sais. Pour les arrêter. Le gouvernement avait un projet top secret de génération d’IA…
Kiyoka a sifflé entre ses dents.
— Pas maintenant, Lazlo, putain. Tu ne crois pas qu’on a d’autres chats à fouetter ?
— … et ils ont perdu le contrôle. C’est ça, notre problème, Ki. Là, tout de suite. (Lazlo s’est avancé dans le préfa, en faisant un geste vers la spirale de données.) C’est du logiciel de clinique noire, là-dedans, et ça va bouffer la cervelle de Sylvie si on ne trouve pas les plans. Et c’est dur, parce que les architectes d’origine sont à Millsport, putain !
— Et ça, ce sont des conneries ! a crié Kiyoka.
— Eh ! (À ma surprise, ils se sont tus tous les deux pour me regarder.) Eh, oh. Laz. Je ne vois pas comment un logiciel évolué pourrait se retrouver comme par hasard identique à nos systèmes spécifiques. T’imagines la proba ?
— Pas si ce sont les mêmes gens, Micky. Allez. Qui écrit les trucs pour la déClass ? Qui a conçu tout le programme de déClass ? Et qui est impliqué jusqu’aux couilles dans le développement des nanotechs noirs ? L’administration Mecsek, tiens. (Lazlo a écarté les mains avec un regard épuisé.) Tu sais combien de rapports on trouve, combien de gens je connais, à qui j’ai parlé, qui ont vu des minmils dont on ne connaît aucune description officielle ? Tout ce continent est une expérience, mec, et nous avec, c’est tout. Et le capitaine vient de se faire balancer dans un labyrinthe pour rats…
Nouveau mouvement à la porte. Orr et Jadwiga, venus voir pourquoi on criait tant. Le géant a secoué la tête.
— Laz, il faut vraiment que tu t’achètes ta ferme à tortues à Newpest. Va te barricader là-bas et parle aux œufs.
— Va te faire mettre, Orr.
— Non, toi, va te faire mettre, Laz. C’est du sérieux, là.
— Elle va pas mieux, Ki ?
Jadwiga a suivi jusqu’au moniteur et a posé la main sur l’épaule de Kiyoka. Comme moi, sa nouvelle enveloppe était cultivée sur un châssis standard de Harlan. Un mélange de slave et de japonais lui avait donné des pommettes particulièrement belles, des yeux bridés de jade pâle et une bouche large. Les exigences des biotech de combat avaient donné un corps longiligne et musclé, mais le matériel génétique d’origine lui donnait une distance étrangement délicate. La peau était hâlée, délavée par la croissance en cuve et les cinq semaines de mauvais temps à New Hok.
En la regardant traverser la pièce, j’avais l’impression de me regarder dans un miroir. On aurait pu être frère et sœur. Physiquement, nous étions frère et sœur – la batterie de cuves de clonage du bunker dépendait de cinq modules, une dizaine d’enveloppes cultivées à partir de la souche génétique contenue par tel ou tel module. C’était plus facile pour Sylvie de ne pirater qu’un seul module.
Kiyoka a tendu la main pour prendre celle de Jadwiga, mais c’était un mouvement conscient, presque hésitant. C’est un problème courant avec les réenveloppements. Le mélange de phéromones n’est jamais le même, et beaucoup trop de relations sexuelles dépendent uniquement de ce facteur-là.
— Elle est foutue, Jad. Je ne peux rien faire pour elle. Je ne sais pas par où commencer. (Kiyoka a désigné la spirale.) Je ne sais pas ce qui se passe là-dedans.
Silence. Tout le monde regardait la tempête de couleurs.
— Ki. (J’ai hésité, soupesant mon idée. Un mois de déClass m’avait à peu près intégré à l’équipe, mais Orr au moins me considérait encore comme un étranger. Pour les autres, ça dépendait de l’humeur. Lazlo, généralement plein de camaraderie, avait parfois des attaques de paranoïa où mon passé inconnu me rendait soudain sinistre et menaçant. J’avais une certaine affinité avec Jadwiga, sans doute en grande partie due à la proximité génétique de nos enveloppes. Et Kiyoka pouvait être une vraie plaie le matin. Je ne savais pas trop comment ils allaient réagir.) Écoute. On aurait un moyen de lancer le découpleur ?
— Quoi ?
Orr. Évidemment.
Kiyoka n’avait pas l’air très heureuse.
— J’ai des drogues qui pourraient y arriver, mais…
— Tu ne vas pas lui enlever ses cheveux.
Je me suis levé du lit pour faire face au géant.
— Et si ce qu’il y a là-dedans la tue ? Tu la préfères chevelue et morte, c’est ça ?
— Ferme ta grande…
— Orr, il n’a pas tort. (Jadwiga s’est glissée entre nous.) Si Sylvie a attrapé quelque chose à cause de la co-op, et que ses propres antivirus ne le combattent pas, alors il y a le découpleur. C’est comme ça que ça marche, non ?
— C’est peut-être notre seul espoir, mon gros, a dit Lazlo avec un hochement de tête énergique.
— Ça lui est déjà arrivé, a insisté Orr. La fois à Iyamon Canyon, l’année dernière. Elle est restée dans le cirage pendant quatre heures, une fièvre à crever, et elle s’est réveillée sans problème.
J’ai vu le coup d’œil qu’ils se sont échangé. Non. Pas tout à fait sans problème.
— Si je lance le découpleur, a dit Kiyoka, je ne sais pas ce que ça risque de lui faire. Elle est engagée avec le logiciel de commande. C’est pour ça qu’elle a de la fièvre. Elle devrait fermer le lien, mais elle ne le fait pas.
— Oui, et il y a une raison, a renchéri Orr. C’est une battante, et elle continue à se battre là-dedans. Si elle voulait faire sauter le couplage, elle l’aurait fait elle-même.
— Oui, et peut-être que ce qu’elle combat ne la laisse pas faire. (Je me suis retourné vers le lit.) Ki, elle est sauvegardée, pas vrai ? La pile corticale n’a rien à voir avec le logiciel de commande ?
— Ouais, il y a un tampon de sécurité.
— Et pendant qu’elle est comme ça, la pile est verrouillée, hein ?
— Euh, oui, mais…
— Donc, même si le découplage lui fait des dégâts, on l’a encore entière sur pile. À quel cycle de sauvegarde vous tournez ?
Autre échange de regards. Kiyoka a froncé les sourcils.
— Je ne sais pas. Pas loin du standard, je pense. Oui, toutes les trois ou quatre minutes.
— Alors…
— Oui, ça te dirait bien, hein, monsieur la Chance de mes couilles. (Orr a planté son doigt dans ma poitrine.) Tu tues le corps, tu sors la vie avec ton petit couteau. Combien de ces putains de piles corticales tu trimballes sur toi, hein ? C’est quoi, ces conneries ? Qu’est-ce que tu comptes en faire ?
— C’est pas vraiment le sujet, j’ai l’impression. Je dis juste que si Sylvie sort endommagée du découplage, on pourra récupérer la pile avant qu’elle se mette à jour, retourner au bunker et…
Il s’est penché vers moi.
— Tu veux la tuer.
— Il veut la sauver, Orr, a contré Jadwiga en le repoussant.
— Et la copie qui est vivante ici même. Tu veux lui trancher la gorge juste parce qu’elle a des lésions cérébrales et qu’on a une meilleure sauvegarde ? Comme tu as fait avec tous ces gens dont tu ne veux pas parler ?
J’ai vu Lazlo sourciller et me regarder d’un air soupçonneux. J’ai levé les mains, résigné.
— OK, on laisse tomber. Faites ce que vous voulez, moi je travaille juste pour me barrer d’ici.
— De toute façon, on ne peut pas le faire, Mick. (Kiyoka a encore essuyé le front de Sylvie.) Si les dégâts sont mineurs, il nous faudra plus que quelques minutes pour les repérer, et ce sera trop tard, les dégâts seraient enregistrés sur la pile.
Vous pourriez tuer cette enveloppe de toute façon. Je n’ai rien dit. Pour rattraper le coup, lui trancher la gorge et sortir la pile pour…
J’ai réprimé cette pensée en regardant Sylvie. Comme l’enveloppe clonée de Jadwiga, c’était une sorte de miroir, une étincelle de moi qui me prenait à la gorge.
Orr avait peut-être raison.
— Une chose est sûre, a repris Jadwiga, sombre. On ne peut pas rester ici dans cet état. Avec Sylvie hors de combat, on se retrouve à poil chez Annette. On ne vaut pas mieux que des têtards. Il faut retourner à Drava.
Nouveau silence pendant que l’idée faisait son chemin.
— On peut la déplacer ?
— Il va bien falloir. Jad a raison, on ne peut pas rester ici. Il faut repartir, au plus tard demain matin.
— Ouais, et un peu de couverture ne nous ferait pas de mal, a murmuré Lazlo. C’est plus de six cents bornes, et on ne sait pas sur quoi on va tomber. Jad, tu penses qu’on pourrait retrouver des amis en route ? Je sais que c’est un risque.
— Mais ça vaut sans doute la peine, a confirmé Jadwiga avec un hochement de tête lent.
— Il va falloir toute la nuit. Tu as du meth ?
— Est-ce que Mitzi Harlan est hétéro ?
Elle a touché de nouveau l’épaule de Kiyoka, la caresse hésitante se transformant en claque professionnelle dans le dos, et elle est sortie. Avec un regard pensif dans ma direction, Lazlo l’a suivie. Orr est resté à côté de Sylvie, les bras croisés.
— Pas question que tu la touches.
Depuis la sécurité relative de la station d’écoute quelliste, Jadwiga et Lazlo ont passé le reste de la nuit à scanner les canaux, à chercher des signes de vie amicale dans la zone à nettoyer. Ils ont tendu la main sur un continent entier, avec des doigts électroniques délicats. Ils sont restés, privés de sommeil et tendus par la drogue sous la lueur de leurs écrans portatifs, à guetter une trace. De là où je les regardais, ça ressemblait aux chasses au sous-marin qu’on voit dans ces vieilles expéria d’Alain Marriott comme Traque polaire ou Au cœur des profondeurs. Les équipes de déClass font rarement de la communication à longue portée, ça va avec leur travail. On court trop le risque d’être repéré par un système d’artillerie minmil ou une meute de karakuri en maraude. Les transmissions électroniques sur la distance sont réduites à un minimum de giclées diff, en général pour faire enregistrer son tableau de chasse. Le reste du temps, les équipages font principalement silence radio.
Principalement.
Mais avec un peu de talent, on peut sentir le murmure des circulations de réseau local derrière les membres d’une équipe, les traces fuyantes d’une activité électronique que les déClass portent avec eux, comme l’odeur de tabac sur les vêtements d’un fumeur. Avec encore plus de talent, on peut faire la différence entre ça et les spores lancées par les minmils, et avec les bons codes de décryptage, on peut ouvrir la communication. Juste avant l’aube, Jad et Lazlo ont enfin réussi à trouver trois autres équipes de déClass qui travaillaient chez Annette entre notre position et la base de Drava. Les diff codées ont fusé dans les deux sens, établissant l’identité et les autorisations, et Jadwiga s’est renfoncée dans son siège avec un grand sourire de tétrameth.
— Ça fait plaisir d’avoir des amis.
Une fois briefées, les trois équipes ont accepté, avec plus ou moins d’enthousiasme, de couvrir notre retraite dans leur propre rayon opérationnel. C’était presque une règle tacite dans l’univers déClass d’apporter ce genre d’aide – on ne sait jamais quand on se retrouvera à en avoir besoin soi-même. Mais la distance affectée entre équipes les faisait maugréer par principe. La position des deux premières équipes nous a forcés à partir de façon assez détournée, puisqu’elles avaient plus ou moins refusé de se dérouter pour nous accueillir ou nous escorter vers le sud. Avec le troisième groupe, nous avons eu plus de chance. Oishii Eminescu campait deux cent cinquante kilomètres au nord-ouest de Drava, avec neuf collègues lourdement armés et équipés. Il nous a proposé immédiatement de remonter et de venir nous chercher dans le rayon de couverture du groupe précédent, et nous a ramenés jusqu’à la base.
— En fait, m’a-t-il dit quand nous étions au centre de son campement et que nous regardions le jour déserter un nouvel après-midi trop court, ça nous fait du bien de prendre du repos. Kasha a encore des dégâts résiduels de l’urgence qu’on a couverte à Drava, la veille de votre arrivée. Elle dit que tout va bien, mais on sent que non quand elle nous déploie. Et les autres aussi sont assez fatigués. Et puis, on a fait trois noyaux, une vingtaine d’unités autonomes, le tout en un mois. Ça ira pour l’instant. Pas de raison de se pousser jusqu’à ce qu’on fasse une connerie.
— Ça paraît presque trop rationnel.
— Ne nous juge pas tous en fonction de Sylvie. Tout le monde n’est pas aussi motivé.
— Je pensais qu’il fallait être motivé pour faire ce boulot. DéClass à donf et tout ça.
— Oui, c’est ce qu’on dit pour faire joli. C’est comme ça qu’on le vend aux têtards, et ouais, après, le logiciel te fait pencher naturellement vers l’excès. C’est pour ça qu’il y a autant de morts. Mais au final, c’est juste un programme. Du câblage, tu vois. Si tu te laisses commander par ton câblage, est-ce que tu es encore humain ?
J’ai regardé l’horizon un long moment.
— Je ne sais pas.
— Il faut dépasser ce genre de chose, mon vieux. Il faut. Sinon, on finit par en crever.
De l’autre côté d’un des préfas bulles, quelqu’un est passé dans l’obscurité montante et a crié en stripjap. Oishii a souri et a crié en retour. Les rires ont fusé de toutes parts. Derrière nous, j’ai senti la fumée de bois quand quelqu’un a allumé un feu. C’était un camp déClass standard – des préfas temporaires gonflés et durcis avec des matériaux qui se dissoudraient tout aussi vite quand il serait temps de repartir. À part les escales occasionnelles dans des bâtiments en dur comme le poste d’écoute quelliste, j’avais vécu dans le même genre d’installation avec l’équipe de Sylvie. Mais il y avait une chaleur décontractée chez Oishii Eminescu que je n’avais ressentie chez aucun des déClass que j’avais pu croiser jusqu’alors. Une absence de compétition acharnée.
— Depuis combien de temps tu fais ça ?
— Oh, un moment. Un peu plus que je voudrais, mais… Un haussement d’épaules. J’ai opiné de la tête.
— Mais ça paie, hein ?
Il a eu un sourire amer.
— Plutôt, oui. J’ai un petit frère qui étudie la techno des artefacts martiens à Millsport, nos parents vieillissent et auront bientôt besoin de nouvelles enveloppes qu’ils ne pourront pas s’offrir. Vu l’économie actuelle, je ne pourrais rien faire d’autre qui puisse couvrir ces frais. Et vu comme Mecsek a massacré la charte d’éducation et la pension de réenveloppement, ces jours-ci, si on ne paie pas, on n’a pas.
— Ouais, ils ont tout foutu en l’air depuis ma dernière visite.
— T’es parti, hein ?
Il n’a pas insisté comme Plex l’avait fait. La politesse désuète de Harlan. Il avait dû se dire que si j’avais tiré du temps en stockage, je finirais par lui en parler. Ou alors, c’est que ça ne le regardait pas.
— Oui. Trente ou quarante ans. Beaucoup de changement.
Autre haussement d’épaules.
— Ça couvait depuis plus longtemps que ça. Tout ce que les quellistes avaient pris à l’ancien régime de Harlan a été reperdu petit à petit. Mecsek n’est que la dernière étape de la mauvaise nouvelle.
— « L’ennemi qu’on ne peut pas tuer », ai-je murmuré.
Il a hoché la tête et fini la citation à ma place.
— « On ne peut que le repousser, endommagé, dans les profondeurs, et apprendre à ses enfants à guetter les vagues qui annonceront son retour. »
— Alors, quelqu’un a arrêté de guetter les vagues.
— C’est pas ça, Micky. (Il regardait la lumière qui mourait à l’ouest, les bras croisés.) Les choses ont changé depuis ton époque, c’est tout. À quoi bon renverser le régime des Premières Familles, ici ou ailleurs, si c’est pour que le Protectorat vous débarque les Diplos sur le dos ?
— C’est pas faux.
Il a encore souri, avec plus d’humour cette fois.
— Mon vieux, c’est pas que c’est pas faux, c’est que c’est la vérité. La grosse différence entre ton époque et la nôtre. Si les Corps diplomatiques avaient existé à l’époque de la Décolo, le quellisme aurait duré six mois. On ne peut pas lutter contre ces enfoirés.
— Ils ont perdu, à Innenin.
— Oui. Et depuis, combien de fois ils ont perdu ? Innenin a été un raté mineur, un vague accroc. C’est tout.
Les souvenirs ont rugi à mon esprit. Jimmy de Soto qui crie et qui griffe son visage en lambeaux avec des doigts qui ont réussi à déloger un œil et vont finir par avoir le deuxième si je ne…
J’ai étouffé le coup. Raté mineur. Vague accroc.
— Tu as peut-être raison.
— Peut-être.
Nous sommes restés un moment sans rien dire, à regarder tomber la nuit. Le ciel était assez dégagé pour qu’on voie la descente de Daikoku vers la chaîne de montagnes au nord, et Marikanon pleine mais lointaine, comme une pièce de cuivre lancée loin au-dessus de nos têtes. La grosse Hotei était encore sous l’horizon à l’ouest. Derrière nous, le feu s’est lancé pour de bon. Nos ombres se sont solidifiées dans la lueur rouge dansante.
Quand il a commencé à faire trop chaud pour rester aussi près, Oishii a sorti une excuse polie et s’est éloigné. J’ai supporté la chaleur dans mon dos une minute après son départ, et je me suis retourné pour fixer les flammes. Quelques hommes d’Oishii, accroupis un peu plus loin, se réchauffaient les mains. Des silhouettes tremblantes et indistinctes dans l’air chaud et les ténèbres. Une conversation à voix basse. Personne ne me regarde. Difficile de dire si c’est de la politesse surannée comme celle d’Oishii, ou du mépris déClass.
Qu’est-ce que tu fous ici, Kovacs ?
Toujours des questions faciles.
J’ai abandonné le feu et j’ai longé les préfas bulles jusqu’à l’endroit où nous avions planté les trois nôtres, diplomatiquement à l’écart de ceux d’Oishii. Le froid léger sur mon visage et mes mains, quand ma peau a remarqué la soudaine absence de chaleur. La lumière lunaire sur les préfas leur donnait une allure de baleines échouées sur une mer d’herbe. Quand j’ai atteint celui où on avait couché Sylvie, j’ai remarqué une lumière plus vive derrière la porte fermée. Les autres étaient dans le noir. Sur le côté, deux rampeurs étaient appuyés de travers sur leurs rails de stationnement, matériel de navigation et montures d’armes se découpant contre le ciel. Le troisième avait disparu.
J’ai touché la zone sonnette, ouvert la porte et je suis entré. D’un côté, Jadwiga et Kiyoka se sont vite séparées dans un lit aux draps en désordre. En face, à côté d’une veilleuse d’illuminum tamisée, Sylvie gisait dans son sac de couchage, les cheveux rabattus avec soin pour dégager son visage. Un chauffage portable luisait à ses pieds. Il n’y avait personne d’autre dans le préfa.
— Où est Orr ?
— Pas ici. (Jad a réarrangé sa tenue, vexée.) Tu aurais pu frapper, Micky, putain.
— Je l’ai fait.
— Bon, alors tu aurais pu frapper et patienter.
— Désolé, je ne m’attendais pas à ça. Alors, où est Orr ?
— Il a pris le rampeur avec Lazlo. Ils se sont portés volontaires pour la patrouille de périmètre. Autant se montrer de bonne volonté, on s’est dit. Ces types vont nous porter jusqu’à la maison, demain.
— Alors pourquoi vous n’êtes pas dans un des autres préfas ?
Jadwiga a regardé Sylvie.
— Parce que quelqu’un doit monter la garde ici aussi, a-t-elle soufflé.
— Je vais le faire.
Elles m’ont toutes les deux regardé un moment en hésitant, puis elles se sont regardées. Kiyoka a secoué la tête.
— Pas poss. Orr nous tuerait.
— Orr n’est pas là.
Autre échange de regards. Jad a haussé les épaules.
— Ouais, merde, pourquoi pas ? (Elle s’est levée.) Viens, Ki. La garde ne change pas avant une heure. Orr n’en saura jamais rien.
Kiyoka a hésité. Elle s’est penchée sur Sylvie et lui a posé une main sur le front.
— D’accord, mais s’il se passe…
— Ouais, je vous appelle. Allez, foutez le camp.
— Ouais, Ki, viens… (Jadwiga a tiré la jeune femme par le bras. En sortant, elle a marqué une pause et m’a regardé avec un sourire.) Oh, Micky, j’ai vu la façon dont tu la regardes. Ne vas pas jouer au docteur, hein ? Pas touche au fruit défendu. On ne touche pas aux gâteaux sans demander à la vendeuse.
J’ai souri à mon tour.
— Va te faire foutre, Jad.
— Pas par toi, bonhomme. Rêve toujours.
Kiyoka a articulé en silence un « merci » plus conventionnel, et elles sont parties. Je me suis assis à côté de Sylvie et je l’ai regardée en silence. Après quelques instants, j’ai tendu la main pour lui caresser le front en écho du geste de Kiyoka. Elle n’a pas bougé. Sa peau était chaude et sèche.
— Allez, Sylvie, réveille-toi.
Pas de réaction.
J’ai retiré ma main et regardé la jeune femme.
Qu’est-ce que tu fous ici, Kovacs ?
Ce n’est pas Sarah. Sarah est partie. Qu’est-ce que tu fous…
Oh, la ferme.
Ce n’est pas comme si j’avais eu le choix, hein ?
Le souvenir des derniers moments au Tokyo Crow est venu pour détruire l’autre. La sécurité de la table avec Plex, le même anonymat, la promesse d’un ticket de sortie pour le lendemain. Je me souviens, je me suis levé et j’ai tout quitté, comme attiré par le chant des sirènes. Dans le sang et la fureur du combat.
À y repenser, c’était un moment si lourd d’implications, si prégnant dans ma destinée, si charnière en somme, qu’il aurait dû grincer quand j’ai fait mon choix.
Mais c’est toujours comme ça, non ?
« Faut que je te dise, Micky, tu me plais bien. » Sa voix était floue, entre le petit matin et la drogue. Le matin rampait sur nous dans l’appartement. « J’arrive pas bien à mettre le doigt sur ce qui me plaît, mais c’est comme ça. Je t’aime bien. »
C’est sympa.
Mais ça ne suffit pas.
Mes mains et mes paumes me démangeaient un peu, mes gènes commençant à désespérer de trouver une surface lisse et dure à laquelle s’accrocher. Je l’avais déjà remarqué dans cette enveloppe. Ça repartait comme ça venait, mais ça se manifestait surtout dans les moments de stress et d’inactivité. Une irritation mineure, le prix à payer pour l’injection. Même une enveloppe toute fraîche sortie de la cuve avait un passé. J’ai serré les poings deux ou trois fois, mis une main dans ma poche et trouvé les piles corticales. Elles ont cliqueté entre mes doigts, serrées dans ma paume, avec la valeur élevée des composantes de haute technologie. Yukio Hirayasu et son homme de main ajoutés à ma collection.
Dans la trajectoire d’élimination systématique, et légèrement obsessionnelle, que nous avions tracée chez Annette dans le mois écoulé, j’avais trouvé le temps de nettoyer mes trophées avec quelques produits chimiques et une brosse à circuits imprimés. Elles ont brillé à la lueur de la lampe à illuminum, toute trace d’os et de moelle envolée. Une demi-douzaine de petits cylindres métalliques et brillants, comme des tranches au laser d’un stylo aux lignes épurées, leur perfection rompue seulement par la petite protubérance des microjacks filament d’un côté. La pile de Yukio se faisait remarquer au milieu des autres – une bande jaune précise qui la ceignait au milieu, gravée du code du manufacturier. Produit de designer. Typique.
Les autres, homme de main yakuza compris, étaient des produits standard installés par l’État. Aucune marque visible, alors j’avais soigneusement enveloppé celle du yak dans un Scotch isolant noir pour le distinguer de celles prises dans la citadelle. Je voulais pouvoir faire la différence. Cet homme n’avait pas la valeur marchande que pouvait posséder Yukio, mais je ne voyais aucune raison de le condamner au même endroit où j’emmenais les prêtres. Je n’étais pas sûr de ce que j’allais faire de lui, mais au dernier moment quelque chose en moi s’était rebellé contre l’idée que j’avais suggérée à Sylvie. Je n’avais pas pu le jeter dans la mer d’Andrassy.
J’ai remis les deux piles dans ma poche et regardé les quatre autres encore dans ma main. Je me posais des questions.
Est-ce que ça suffit ?
Une fois, dans un autre monde, autour d’une étoile qu’on ne voyait pas depuis Harlan, j’avais rencontré un homme qui gagnait sa vie avec les piles corticales. Il achetait et vendait au poids, mesurant les vies contenues comme des tas de pierres semi-précieuses ou d’épices. Les conditions politiques locales avaient conspiré à l’époque pour rendre ce marché très rentable. Pour effrayer la concurrence, il avait adopté le style et la tenue d’une incarnation de la mort, et aussi extrême que soit son numéro, je ne l’avais pas oublié.
Je me demandais ce qu’il penserait de moi s’il me voyait.
Est-ce que…
Une main s’est refermée sur mon bras.
La surprise m’a traversé comme un choc électrique. Mon poing s’est refermé sur les piles. J’ai regardé la femme devant moi, à présent appuyée sur un coude dans son sac de couchage, le désespoir luttant contre les muscles de son visage. Il n’y avait aucun signe de reconnaissance sur son visage. Elle serrait mon bras comme une machine.
— Vous, a-t-elle dit en japonais avant de tousser. Aidez-moi. Aidez-moi.
Ce n’était pas sa voix.